mardi 12 octobre 2010

Rien que des Cendres



Un circuit partiellement boisé, une piste de quatre cents mètres, des terrains de foot et de rugby, des vestiaires, la Plaine devrait grouiller de sportifs et pourtant…
Pourtant, ce soir il n’y a personne à tourner sur l’anneau de presque trois kilomètres qui sert de terrain d’entraînement à tous les crossmen de la région. Il est tard mais surtout, la période ne se prête guère aux activités sportives. Même les plus acharnés des coureurs font une pause entre Noël et le Nouvel An.

Pas moi. Cette parenthèse, ce hiatus, ce carcan de liesse obligatoire m’a toujours mis mal à l’aise et moi qui d’habitude suis grégaire presque à l’excès, je ressens comme un vide et un étrange sentiment de solitude.

Voilà pourquoi, par automatisme, par habitude, par désœuvrement, je cours alors que le soleil disparaît derrière le rideau d’arbres cachant la Nationale. La journée fut éclatante, la nuit n’en sera que plus glaciale.


Un tour, deux tours… comme à l’accoutumée lorsque je suis seul, mon esprit ne se fixe sur rien et mes sens se synchronisent sur ma foulée. Je ne pense pas...

La nuit englue dorénavant chaque arbre, chaque buisson, chaque butte herbeuse. Je vois presque les lourdes ondulations de l’obscurité ramper sur le sol. Les sensations me quittent. Endorphine ou manque d’oxygène ? Je connais le phénomène. Si aucun partenaire d’entraînement n’est là pour le stimuler, mon cerveau se déconnecte partiellement et me fait entrer dans un monde flou où ma foulée se désincarne. C’est assez agréable de flotter ainsi au-dessus de soi, ne percevant que le rythme de son propre souffle et les lumières incertaines d’une nuit sans but.

Sans but mais pas sans consistance. Presque collante. Rarement l’obscurité ne m’a paru si palpable. Pas opaque ni épaisse, la visibilité est même acceptable grâce aux candélabres municipaux et à une Pleine Lune que la pureté de l’air magnifie. Non, la nuit a une texture et cette texture, je la pénètre l’esprit vacant. Je connais cet éblouissement et je sais qu’il ne dure que peu de temps. Et pourtant, je reste suspendu en équilibre sur le fil étrange de cet instant.

 
Soudain, plus rien ne me retient, je trébuche et  me vois tomber au ralenti. En fait, ma chute se décompose en plusieurs images tressautantes et floues comme si j’étais devenu  le sujet d’une projection praxinoscopique. Mon corps fait un angle de plus en plus fermé avec le sol et pourtant le choc se fait attendre.
Etrange sensation de chute impossible… Je ne sais comment je retrouve l’équilibre mais j’arrive à  reprendre ma foulée. Tout redevient normal ou presque. Je perçois à nouveau les crissements de mes pieds sur la neige et le froid qui se fait de plus en plus vif.

Le froid est mon ami, pas le froid humide des tempêtes de fin d’automne ni la Bise que j’ai connue dans mon enfance, ce vent du nord qui éteignait nos ardeurs de bâtisseurs d’igloos du temps où j’habitais dans la petite Sibérie du Doubs ; non, mon ami est ce froid calme et apaisant qui fige les souffles et les sentiments et me permet d’habiter en moi-même sans avoir à gaspiller mon énergie et mes paroles.

Je cours de plus en plus vite, je ne ressens aucune perte d’énergie. J’atteins facilement les quinze à l’heure et pourtant je ne perçois nulle fatigue.
Cela m’était déjà arrivé lors d’une compétition dans le massif du Pilat. Je m’étais retrouvé seul un bon moment dans un impensable désert blanc et j’avais accédé à un état de stase psychologique qui me donnait l’impression que tout le poids de mes affects avait disparu. J’étais débarrassé du fardeau de mon être et je courais comme j’avais rarement couru.

La vitesse me donne une impression étrange, jamais perçue jusqu’ici. J’ai l’impression qu’une part de moi-même va moins vite que mon corps et qu’une déperdition de matière éthérée s’effectue à l’arrière de mon crâne.


Je boucle un nouveau tour en repassant près des installations sportives éclairées pour moi seul puis je m’enfonce à nouveau dans la nuit. Mon souffle se fait léger et ma foulée discrète. Je suis certainement à ma vitesse maximum et rien ne peut m’atteindre. Et pourtant un souffle, une tache de couleur me frôlent et percent l’obscurité devant moi. Un autre coureur…

Normalement en ces moments suspendus, la présence d’autrui rompt l’enchantement et je me remets à jouer mon personnage grégaire et volubile ; ce qui ne manque jamais de ralentir mon allure. Etrangement, j’accélère encore, mes semelles marquent à peine la neige, je poursuis mon compagnon de solitude, aiguillonné par la curiosité.

Cette foulée rageuse, ce style puissant et pourtant laborieux, cet arrachement tellurique… C’est lui, une légende de notre modeste club. Il détient toujours le record local de vitesse sur la fameuse course en côte dont le rituel se perpétue depuis bientôt quarante ans dans notre cité.

Ce ne peut être que lui mais… L’évidence de ce « mais » ne me heurte pas, je suis toujours dans cette bulle de sentiments en suspension mais mes idées sont claires. Je sens qu’il faut que je lui parle. J’accélère encore.


En me rapprochant, je m’aperçois que sa silhouette déchire littéralement la nuit comme s’il pénétrait de la  brume, laissant des lambeaux mourir derrière lui. Mais l’obscurité est pure et l’air limpide. C’est bien la nuit qui se délite.

Ces cheveux longs, ces moustaches, cette tenue de bric et de broc… c’est bien lui. Il me regarde et me salue. La surprise commence à s’insinuer dans mes neurones endormis, gorgés d’endorphine de gel. Je balbutie bêtement :

« Mais c’est toi…
- Ben oui, me dit-il avec son accent mi-ouvrier, mi-paysan, tu croyais que c’était le Père Noël ? »

Il avait toujours été un bon camarade mais sa personnalité était rugueuse. C’était un gars du Pays, sans bassesse et sans concessions. Il fallait le connaître.

« Mais, repris-je, enfin… tu n’es plus… là.
- Tu m’vois, non ?
 - Oui mais ton … départ.
- Ah ça ! C’est vrai, j’suis plus vraiment là !
- Mais quand même ! Enfin, tu as fait fort, tu as pensé à ta femme et aux gosses ?
- T’es qui, toi pour me juger ? J’ai fait c’que j’avais à faire !
- Excuse-moi, dis-je d’un air contrit, tu sais, tout le monde a été retourné quand même…
- J’sais bien mais je n’pouvais pas continuer à souffrir comme ça et ils vont bien se débrouiller sans moi...
Il sourit et reprend :
- Y’a pas d’mal, c’est vrai, j’y suis allé fort mais j’voulais pas finir comme un légume. Tu t’rends compte, j’pouvais plus courir !
- C’est vrai réponds-je, c’est vrai… »

Et je suis soudain pénétré par sa vérité, il ne pouvait plus courir. Qui suis-je, moi, petit homme pour juger ses actes ? J’avais souffert comme lui ? J’avais entrevu un sombre avenir comme lui ? Mon admiration pour cet athlète atypique, jamais dite, jamais montrée se met soudain à monter d’un cran.



Tout cela se passe à plus de seize à l’heure, les paroles entre chaque foulée se projettent hors de nos poumons pour aller se ficher durement dans la neige. L’extrême étrangeté de la situation devrait me faire sortir de moi-même et pourtant, je discute avec lui  comme si rien ne s’était passé.

« Mais tu es là pour quoi ?
- Je cours mon gars, je cours ! Il rit soudain et son œil se révèle malicieux. Je cours car il faut bien courir ! Tu sais là-bas, il n’y a rien… que des cendres, alors il faut bien courir. Et puis il y a les jeunes…Son regard se fait plus sombre, presque triste. J’peux pas les laisser. Eux, ils n’ont pas choisi, ils sont perdus. Alors je cours avec eux et ça les rassure. »

C’est à ce moment que je perçois que nous ne sommes pas seuls sur la Plaine, deux frêles silhouettes mal définies courent près de nous. Elles nous suivaient depuis le début, laissant s’échapper derrière elles un sillage chimérique fait de couleurs entremêlées.

Un garçon et une fille. Ils courent sans vraiment toucher le sol, cherchant mon compagnon de leurs grands yeux interrogateurs. Des larmes volent autour de leur visage et pourtant ils ne pleurent pas. Ils sont beaux, ces jeunes athlètes. Ils sont beaux mais l’angoisse dilue leur substance. La peur et la douleur de n’être pas exsude de leur course et ils se rapprochent de leur compagnon vétéran, en quête d’un peu de sécurité et, qui sait, d’affection. C’en est trop pour moi.

Je suis enfin submergé par l’émotion, toute cette peine, toute cette détresse font soudain pénétrer le froid en moi. Je suis saisi et je chute brutalement ou plutôt je finis ma chute entamée quelques temps auparavant. La neige me tend les bras et mon corps ne fait nul bruit.


Je me retourne sur le dos et je reste ainsi de longues minutes, contemplant le ciel à la fois choqué et serein. Je pense à lui. Je sais que je ne le reverrai plus. Je sais qu’il m’a fait un cadeau. Je sais aussi que j’oublierai rapidement ces instants qui cadrent si peu avec mon esprit matérialiste.

Je me relève enfin. Je suis transi et je ressens une forte douleur dans les deux jambes. Je rejoins ma voiture en boitant. La lumière rassurante de l’habitacle et la radio qui se met en marche achèvent de me sortir de mon étrange rêverie. Je tourne la clé de contact.


Décembre 2008-septembre 2009

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