dimanche 9 septembre 2012

La Plage V


« Tu croyais peut-être que j’allais vous le livrer en kit, votre équipement ? Faut peut-être s’enlever les doigts du cul de temps en temps ...
Bertrand fait son chef grognon mais il est ravi de l'aventure. Nous allons l'avoir notre matière première.
- Y'a pas mieux pour stocker ma flotte anti-zombie, on va s'en tailler un gros bout ! »

Violette a peur, c’est la première fois qu’elle sort de nuit après cinq jours de traitement à l’eau filtrée de Bertrand. Il y a une différence entre se faire ramasser endormi sur la plage et se faire emmener tout éveillé par des natifs, ce qui était arrivé au gourou lithothérapeute. Elle ne veut pas se retrouver demain sans plus de poils sur le corps que de mémoire.

« Tu peux la comprendre, Bertrand, non ? Lâche-la un peu !
- Laisse Zat… il a raison, intervient doucement Violette, il fait tout ça pour nous.
- Non, je ne suis pas d’accord, Aline s’est encore tirée avec un jeune primo et ça déprime Monsieur  et Monsieur se venge sur toi car avec moi, il aurait droit au retour de flamme.
- Je travaillais à votre escapade, Ducon, Aline, elle a le pot d’échappement en feu et j’étais trop occupé. La vache, se faire un légume, elle est pas fière ! Ils ne savent pas se défendre !
- N’empêche… c’est comme hier quand tu as fait remarquer à Violette qu’elle avait dû avoir des enfants en la matant à poil après l’entraînement.
- Simple constatation scientifique… renflement utérin. Mon intention n’était pas de la mettre dans cet état d’abord ; et puis, ça lui a encore un peu plus ouvert les yeux sur son état, son passé. Tu sais, la vie ici, c’est souffrir ou s’endormir. »

Souffrir ou s’endormir, belle alternative. Violette avait pleuré pendant des heures, hantée par le spectre de cet enfant qu’elle avait eu et qui n’avait ni nom ni visage. J’avais copieusement engueulé le Bertrand hier et ce n’était pas le moment de remettre le couvert.

******

Le soleil plonge dans la mer exactement à la même place qu’hier et les autres jours. Il est temps de sortir de notre abri au creux de la dune pour aller explorer l’estran dans l’espoir de tomber sur des primos encore reliés à leur cordon.

L’océan se retire comme chaque soir en émettant de longues et paresseuses vaguelettes ignorantes de nos chevilles qui ne peuvent perturber l’immuable ordonnancement de cette nature prise dans un cycle infini. La Lune se lève comme d'habitude en miroir de l’incendie vespéral. C’est splendide et effrayant, tant de régularité et de symétrie...

Les derniers résidents ont quitté la plage depuis un bon moment, avertis par les premières manifestations du sommeil ; nous sommes seuls pour environ une heure ou ce qui peut nous sembler une heure. Il faut trouver un primo avant l’arrivée des natifs qui ratisseront immanquablement cet espace d’ombre et d’eau.

C’est Violette qui aperçoit le primo qui flotte dans quelques centimètres d’eau, progressant doucement sous la poussée du tube rose qui se gonfle et se contracte alternativement, provoquant ainsi le mouvement du corps qui semble privé de volonté. C’était la première fois que je vois un primo connecté d’aussi près.

« La vache, c’est pas ragoûtant, ça lui rentre dans le cul !
- T’as vu la taille du tube, Bertrand ? Tu crois que ça se branchait à l’ombilic ?
- Berk ! On va lui enlever du fion, ça va lui faire drôle au primo.
- Arrête, on peut le tuer comme ça, tu veux qu’il se retrouve les intestins à l’envers ?
Bertrand fait une grimace et roule un instant des yeux.
- Pas bête Zatopek, on va attendre … »

Il ne faut pas attendre bien longtemps, le primo se met soudain à tousser pendant que le tube se tortille pour s’en détacher. Se plaçant à cinq bons mètres en amont, Bertrand nous fait signe de saisir le tube pendant qu’il le sectionne à l’aide d’un galet qu’il a préalablement cassé pour le rendre tranchant. Cinq mètres de tuyau imperméable à travailler, on va avoir de quoi faire …

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Je suis allongé sur mon lit mais je ne peux pas bouger, des mains courent sur mon corps nu et essaient de s’introduire sous ma peau. Soudain, un œil s’ouvre au bout d’un doigt et me regarde fixement. La main rampe ensuite vers ma bouche et commence à s’y introduire …

Quelque chose ne va pas, habituellement, ce genre de cauchemar me réveille au petit matin, pas en pleine nuit. D’ailleurs, personne ici ne se réveille en pleine nuit d’habitude. La flotte du Bertrand est vraiment efficace, nous allons finir insomniaques si ça continue ! Un sentiment d’urgence me fait sortir de mon bungalow. La Lune, toujours pleine, surplombe les pins, s’apprêtant à descendre vers l’océan où elle disparaîtra dans quelques heures. De ma porte, je peux voir bon nombre de bungalows de la Communauté disséminés parmi les arbres et éclairés par les froids rayons bleutés de l’astre nocturne dessinant les cordes fantomatiques d’une harpe géante.

Rencogné dans une partie sombre de ma terrasse, j’observe la forêt apparemment figée dans une séquence de non-temps mais je me méfie car je sais qu’il se passe des choses la nuit, des choses que nul ne voit habituellement. Jamais je n’ai été éveillé si tard (ou si tôt) et c’est avec un mélange de frayeur et d’intense curiosité que j’observe ce qui m’entoure.

Au bout d’un long moment, accompagnés de longs bruissements, apparaissent des silhouettes familières : des natifs glissent parmi les bungalows, effectuant une sorte de danse grotesque, se déformant dans d’étonnantes proportions. Bien que d’apparence humaine, j’ai toujours considéré les natifs comme profondément différents, ne serait-ce qu’à cause de leur indifférenciation et surtout à cause de leur habitude à paraître longilignes un jour et rondouillards le lendemain. Je n’avais jamais su si nous avions affaire à deux espèces différentes et maintenant, j’ai la réponse devant moi : les natifs changent de forme la nuit, ils se tortillent en groupe sous les rayons lunaires, gonflent et s’amincissent alternativement dans un désordre apparent puis se synchronisent pour aboutir à la forme du jour.

C’est particulièrement émaciés qu’ils se séparent et se dirigent individuellement vers les bungalows. Sur l’instant, je panique, me demandant comment je vais faire pour me glisser dans mon lit sans me faire remarquer, me doutant du fait que j’aurai des ennuis si l’on me trouvait en état de veille en pleine nuit. On ne nous droguait pas pour rien, on ne nous interdisait pas la nuit sans raison.

Je n’ai pas à trouver de solution, des sifflements aigus suivis d’un feulement et de claquements secs stoppent les natifs dans leur marche d’échassiers sylvestres. Demi-tour, ils se dirigent tous sans toutefois se hâter vers le même bungalow. Horreur, c’est celui de Bertrand !

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J’ai dû m’endormir sur ma terrasse. J’ai beau boire l’eau de Bertrand, cette saloperie court toujours dans mes veines. Comme à l’accoutumée quand on s’endort hors de sa couche, l’on se réveille dans son lit frais et bien bordé, sa tunique propre bien pliée sur l’unique chaise de son intérieur. Je ne sais si les événements de la nuit font partie de mon cauchemar quotidien ou si je les ai vécus. Je vais prendre mon petit déjeuner au kiosque et tant pis si le thé est drogué.

Violette est là. Des natifs à la silhouette interminable nous servent et nous mangeons en silence. Bertrand n’est pas avec nous et je pressens que nous ne le verrons pas ce jour.

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Pas un mot à Violette, je me contente de la faire courir sur la plage jusqu’à ce que nos esprits retrouvent la clarté que seuls les corps libérés  par l’effort peuvent éprouver. A ce moment seulement, je peux lui narrer ma nuit dont la réalité m’apparaît enfin crûment. Bertrand a disparu et nous nous doutons de son sort.

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Le natif fait une bonne tête de moins que moi, il me donne mon repas en me souhaitant bon appétit dans cette étrange idiome que je comprends mais que je suis incapable de prononcer. Je vais m’asseoir à côté de Violette qui me sourit avec son regard marin. Nous ne sommes plus que deux depuis plusieurs jours. Le bungalow de Bertrand a été attribué à un primo dès le lendemain de sa disparition. Notre vie a repris comme avant sous ce soleil immuable et ces nuits sans éveil.

Au moment où nous partons pour notre séance d’entraînement sur la plage, nous apercevons une silhouette familière : une face de lune plantée sur un corps adipeux vêtu de l’habituelle tunique. L’absence de cheveux ne laisse aucun doute, c’est un primo-arrivant, un zombie qui ne s’éveillera que progressivement, vierge de tout souvenir personnel hormis son prénom.

Les si beaux yeux de Violette brillent, c’est comme si l’océan pleurait. L’angoisse m’étreint, j’ai la gorge sèche. Il vaut mieux rester discret, nous poursuivons notre chemin. Je ne puis cependant m’empêcher de me tourner à nouveau vers le gros primo qui s’apprête à s’asseoir à une table. Il tourne la tête fugitivement vers nous et replie les doigts de sa main droite à l’exception du majeur qu’il fait mine de s’introduire dans le fondement.

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A l’issue de l’entraînement, je prends Violette dans mes bras. Peu habituée à cela, elle se laisse cependant faire, un peu surprise. Je la serre fort contre moi et me mets à rire, à rire…

Bertrand est de retour.



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