mercredi 17 octobre 2012

La Voie Verte



« Tu ne trouves pas que ça monte ? »
 
La Voie Verte est censée être raisonnablement plate, étant une ancienne voie ferrée parcourant la Plaine d’Alençon. Reconvertie en promenade pour urbains surmenés, elle n’est guère fréquentée en ce début pluvieux d’automne.

Octobre tient ses promesses et je lui en sais gré ; les froides gifles de l’averse nous font paradoxalement du bien, cette légère gêne nous permettant de nous sentir en tant que corps conscients progressant parmi des éléments sans retenue.

Mon épouse respire difficilement mais vaillamment à côté de moi. Les dix minutes de la deuxième accélération s’achèvent bientôt et nous faisons demi-tour.

« On devrait descendre, non ? »

Nous trottinons un moment sans mot dire sous la pluie battante. Je ne sais quoi répondre, conscient du fait que la situation, tout étrange qu’elle puisse paraître, est malheureusement normale à ce moment et en ce lieu. Dix minutes passent sans que je ne dise autre chose que des banalités et nous repartons à nouveau pour une accélération. 

« Tu as raison, finis-je par avouer, nous n’avons cessé de monter à l’aller et nous montons encore au retour. C’est à n’y rien comprendre. »

Ma femme souffre trop pour me répondre, elle se concentre sur sa foulée. Elle progresse tout en puissance, tentant de déchirer le cocon invisible qui l’enserre en donnant des coups de pied rageurs aux éléments indifférents.

Il fait sombre et le midi imminent n’est qu’un symbole du temps qui passe. La nature en ces instants peut sembler sinistre mais je perçois cependant la poésie de la boue des chemins, des arbres ployant sous les rafales, de la pluie qui bat les visages. Je m’en ouvre à ma compagne mais elle ne peut répondre ; en effet, la dénivelée n’a pas cessé de s’accentuer et la plaine d’Alençon ressemble maintenant aux collines d’Ecouves. Je m’en alerte et propose à mon épouse de marcher mais elle ne m’écoute pas, soufflant avec peine mais redoublant d’efforts. Je perçois des sanglots dans sa respiration mais me garde d’intervenir. Ce n’est d’ailleurs pas le moment de se déconcentrer car la déclivité se fait de plus en plus cruelle et le sable du revêtement de la Voie commence à rouler sous nos pas, nous faisant trébucher régulièrement.

Impossible d’arrêter maintenant, la plaine se plisse de plus en plus et les pâturages alentour  jouent avec les rares bétails qui n’ont pas fui, les faisant rouler au bas de pentes sans fin.
 
La pluie est devenue cruelle, ses soufflets humides sont devenus griffes acérées et je m’étonne que le sang ne jaillisse pas de nos joues aux sillons cramoisis.

Alors que je m’aperçois que les arbres bordant le chemin penchent de plus en plus dans notre direction, j’avise un de ces petits ponts qui jalonnent la Voie Verte dont les rambardes métalliques se tordent et se détordent au gré des coups de vent. Petit, d’une modestie dérisoire, le pont résiste comme il le peut à la pente qui ne demande qu’à s’accentuer. Faisant claquer son tablier et grincer ses garde-fous, le pont fait mieux que résister, il impose au terrain de respecter une faible mais réelle horizontalité.  Je n’ose prendre mon épouse par la main et c’est avec soulagement que je la vois atteindre le pont dont elle saisit la rambarde avant moi, me faisant signe d’approcher. Sa bouche semble crier mais les éléments déchaînés m’empêchent de saisir la teneur de son appel. 

Alors que je la suivais de seulement quelques centimètres, je m’aperçois que la distance nous séparant s’est subitement accrue et c’est avec horreur que je constate que le sable du revêtement de la Voie s’entasse à mes pieds, générant ainsi un bourrelet m’empêchant pratiquement de progresser. Le sol est maintenant quasiment vertical et ma femme, accrochée à sa rambarde, me paraît déjà dans un autre monde plus stable, tout juste raisonnablement tourmenté.  

Je me souviens de ces moments de fièvre où, quand j’étais enfant, le monde me paraissait de coton et mes parents comme isolés derrière une paroi de cellophane. J’aimais ces instants passés à naviguer sur les flots brumeux de fleuves menant à des mers de solitude.

La pluie est douce et la chute semblerait une délivrance mais c’est vers Elle que l’instinct me porte.

Elle me tend la main et tout me paraît facile. Un bras d’une telle longueur, c’est peu banal mais il faut tenir compte de la déformation de ce monde constamment en mouvement. C’est avec facilité qu’elle me hisse puissamment sur le petit pont et je me félicite de toutes ces années de sport de combat que nous pratiquâmes ensemble, forgeant nos muscles et nos âmes.

« Ça monte toujours mais il faut courir … »

Elle a raison, nous n’avons pas le choix. Suivant l’exemple de l’opiniâtre petit ouvrage, nous plions le terrain devant nous et terminons bientôt notre périple sur une Voie Verte relativement plate. Je m’arrête pendant que ma femme continue un moment sa course,  allant et venant ivre d’une fatigue qui va en s’évanouissant.

Je déverrouille ma voiture et, avant d’y pénétrer, je reste quelques secondes immobile pour mieux ressentir la présence de la pluie qui ne cesse de tomber. Toujours drue, toujours froide, elle est cependant redevenue bienveillante, presque souriante.




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