mercredi 3 mai 2017

La lavandière

Jeanne était une belle et grande femme. A une époque où les hommes comme les femmes de sa condition dépassaient rarement le mètre soixante, elle faisait figure d'exception avec sa sveltesse animale pourtant peu mise en valeur par sa blouse qu'elle quittait rarement. Elle aurait pu générer l'envie de la part des autres lavandières qui fréquentaient les lavoirs de la rivière Sarthe mais le caractère ouvert et enjoué de Jeanne désamorçait les jalousies et étouffait les rancœurs. Elle était gaie.

Le travail était dur, les mains gercées et les dos accablés mais les lavoirs résonnaient chaque jour des rires et des chants des lavandières, ce qui avait l'heur de réjouir les pêcheurs qui les surplombaient un œil surveillant le bouchon de leur ligne et l'autre glissant discrètement sur ce qu'ils devinaient de l'anatomie de ces jeunes femmes en plein effort.

La vie n'était pas facile. Pour personne et surtout pas pour Jeanne qui avait eu à subir un mari tyrannique, alcoolique et d'une jalousie maladive. Une femme battue n'est pas forcément une femme abattue et Jeanne avait réussi à se séparer de cet homme brutal. Se séparer mais pas divorcer. Les trois enfants étaient scolarisés chez les curés grâce aux bons soins des dames du centre-ville qui payaient les frais et donnaient même quelques tenues pour habiller les enfants qui, de toute façon, étaient tirés à quatre épingles. La fierté des pauvres est parfois plus haute que les murs élevés par la société. Mais cette fierté n'allait pas jusqu'à remettre en cause les us et coutumes de ce petit monde habitant à proximité des flèches gothiques de Notre-Dame qui avait accueilli le baptême de Sainte Thérèse canonisée dix ans plus tôt. On ne divorçait pas. Qu'à cela ne tienne, Jeanne était libre.

Libre mais prise par son travail du matin au soir. Heureusement que les enfants étaient autonomes, même la petite Paulette ne se plaignait jamais des retours tardifs de sa mère trop occupée par le linge d'une grande famille alençonnaise. Il n'était pas rare de voir huit à dix enfants par famille bien peignés et bien vêtus aller à la messe le dimanche matin, la bonne société alençonnaise avait de nombreux rejetons qu'il fallait nourrir et vêtir et il en fallait des cuisinières et des lavandières pour ce faire. Combien de fois changeait-on les enfants juste avant le départ de Jeanne pour lui demander d'effectuer une dernière lessive qu'elle faisait sans broncher en pensant cependant à ses enfants revenus depuis longtemps de l'école. Elle ne pouvait dire... les bonnes dames fournissaient des tenues pour les garçons et des robes pour la petite Paulette qui d'ailleurs appréciait peu quand une camarade de classe lui faisait remarquer qu'elle portait un de ses anciens vêtements. Il fallait toutefois faire contre absence de fortune bonne figure, les enfants étaient bien habillés et ne traînaient pas comme tous ces petits miséreux des cours de la rue St Léonard.


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Irène, épouse d'un médecin de la rue du Cours s'était prise d'amitié pour Jeanne qui s'occupait chaque mardi du linge de ses trois filles. Trois enfants seulement comme Jeanne mais pas parce que son mari la délaissait mais parce c'était son choix. Les mauvaises langues disaient bien que c'était pratique, dame, son mari était docteur

Irène goûtait peu la compagnie des bourgeoises alençonnaises qu'elle trouvait bigotes et butées, il faut dire qu'elle avait ses deux baccalauréats, chose fort rare pour une femme à l'époque. Et puis ses idées...

En ce mois de juin 1936, il se disait que la chambre des députés allait déposer prochainement une proposition de loi concernant le vote des femmes. "C'est pour juillet j'en suis sûre ! Le Sénat n'osera pas s'y opposer !" Les discours d'Irène lors des thés organisés dans les salons étaient moyennement appréciés. Ce n'était pas que les bonnes dames étaient hostiles à tout progrès mais enfin, c'était un gouvernement de Front Populaire qui portait cette loi... et le Front Populaire sévissait à Flers ou à la Ferté-Macé au pays des filatures et des mines, pas dans la cité de Sainte Thérèse.

Irène était encore très jeune et enthousiaste. La société normande a toujours eu horreur de l'excès mais elle tolérait les saillies politiques de la jeune femme tant que certaines bornes n'étaient pas franchies. 

Tout aurait suivi tranquillement son cours si Irène n'avait naïvement décidé d'éduquer Jeanne en lui tenant de longs discours sur la condition de la femme et de l'ouvrier pendant que celle-ci maniait le savon de Marseille et la brosse à chiendent. Une véritable amitié était née entre les deux femmes, un réel échange aussi, Jeanne renseignant Irène sur la véritable condition ouvrière et Irène renseignant Jeanne sur ses droits. Une amitié qui finit par déranger.

De remarques de patients en allusions de la part de collègues, le mari d'Irène finit par sentir une gêne s'installer. Il s'en ouvrit à son épouse qui réagit mal. Il en resta là un moment. C'était un honnête homme dans le bon sens du terme ; plus âgé que son épouse, il était respecté dans son cabinet de la rue du Cours, respecté à l'Hôtel-Dieu de la rue de Sarthe et même respecté pour son action bénévole de soin des filles de la maison "La Provence" place du Champ du Roy. Il est vrai que soigner ces femmes perdues rendait indirectement service aux hommes de la bonne société alençonnaise qui fréquentaient discrètement cette maison de tolérance mais ne ramenaient pas de honteuses maladies à domicile.

On peut être un progressiste, on appartient cependant à sa classe sociale et, voyant son cabinet boudé par une certaine clientèle et son statut de notable fragilisé, il lui fallut un jour taper du poing sur la table d'autant plus que, nonobstant les remarques sur le dévoiement social de son épouse, des ragots sur un comportement contre nature des deux jeunes femmes commençaient à circuler. 

Irène mit longtemps à pardonner ce rare accès d'autorité mais elle obéit. On était fin 1936 et la loi sur le vote des femmes, votée à l'unanimité à l'Assemblée, ne fut jamais débattue au Sénat....


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Jeanne ne mit plus jamais les pieds dans la maison de la rue du Cours mais Irène s'arrangea pour qu'une de ses amies, femme d'un gros quincailler de la rue aux Sieurs, embauche la lavandière pour s'occuper du linge de sa très nombreuse progéniture à condition que celle-ci s'engage à rester à sa place. Il en allait de sa vie et de celle de ses enfants, Jeanne se tut et frotta, frotta l'étoffe avec sa brosse à chiendent jusqu'à ce que ses muscles en deviennent ligneux. Son cœur se serra, se serra jusqu'à en devenir si petit et si dur qu'elle en perdit le sourire mais elle n'offrit aucune larme en pâture à ceux qui la voyaient à genoux dans les divers lavoirs de la rivière Sarthe.


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On la retrouva un frais et lumineux matin d'hiver dans un lavoir près de la Providence. Epuisée par le labeur et la tristesse, elle n'avait pu se relever et avait laissé la nuit et le froid l'envahir, durcissant ce qui restait de tendre en elle. Le hasard fit que ce fut le mari d’Irène qu'on dépêcha sur place. Il ne put que constater le décès mais ne put en trouver la cause. Le froid vif de la nuit ne pouvait expliquer l'état de dureté ni la texture de la peau de la jeune femme. Le corps fut dépêché à l’Hôtel-Dieu rue de Sarthe où il fut prestement mis en bière. Cet étrange décès ne donna lieu qu'à un certificat signé en bonne et due forme. 

Les Bonnes Dames d'Alençon s'occupèrent des funérailles et placèrent les enfants dans des fermes des environs de la ville. On parla un peu mais l'affaire fut vite oubliée de tous sauf d'Irène qui versa les larmes que Jeanne avait refusé de livrer à la  bonne société alençonnaise. 




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