lundi 10 juillet 2017

Tour des Glaciers de la Vanoise 2017

Je profite des vacances du Lutin d'Ecouves pour squatter son ordinateur et raconter la vérité. Pour une fois, nous allons éviter les rodomontades inutiles et l'humour de salle de garde propres à ce triste individu avec lequel j'ai le malheur de partager un corps vieillissant.

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Dès mon arrivée au camping de Pralognan, une semaine avant l'épreuve, j'ai senti que quelque chose n'allait pas. J'avais pourtant bien effectué ma préparation physique, j'étais raisonnablement en forme et les signaux psychologiques semblaient être au vert. Pourtant, chaque matin de la semaine précédant la course, alors que je m'apprêtais à partir en randonnée avec mon épouse, je ressentais une sorte de brume m'envahir, comme si mon corps et surtout ma tête renâclaient à démarrer. L'aspirine ou la douche fraîche n'y faisaient rien, j'avais l'impression d'habiter à côté de chez moi. Et puis cette envie irrépressible d'aller me coucher...

Après soixante et un an de vie commune avec mon corps et ce triste sire de Lutin, je commençais cependant à assez bien me connaître. Il fallait se rendre à l'évidence, je souffrais de stress, je distillais de l'adrénaline en continu. Je m'étais mis la pression, situation rarissime en ce qui me concerne.

Dès la deuxième randonnée, je m'aperçus que j'allais m'attaquer à forte partie. Je tenais à grimper les sept premiers kilomètres de la course allant de Pralognan au Col de la Vanoise, histoire de prendre la mesure de ce qui m'attendait. Au bout de presque trois heures de rando et 1000m de dénivelé, je n'étais pas vraiment rassuré : le jour de la course, j'allais devoir grimper cela de nuit en moins de deux heures et cependant en garder sous la semelle pour gérer les 66km restants. La beauté du paysage ne laissait pas de m'émerveiller mais ne me rassurait nullement...


Hébergeant Katia et Sandrine pour le week-end du trail, je demandai à mon épouse de ne rien leur révéler de mon état psychologique histoire de ne pas leur mettre de pression. La course serait suffisamment dure pour que je ne partage pas mes doutes.

Le samedi, rejoints par Mickaël qui logeait dans le bourg, nous avons fait un rapide tour du village avant de nous rendre au briefing d'avant course non sans prendre la mesure de ce que nous étions face à la nature alpine qui n'avait pas l'aimable modestie de notre Normandie.

Photo de ma Josette

"Ce n'est pas un trail, c'est une aventure humaine..." Ça commence bien ce briefing, le directeur de course n'y va pas par quatre chemins : "Nous n'avons prévu des cars de rapatriement qu'aux 36ème et 50ème km, le reste n'est pas accessible par la route, si vous vous faites une cheville à la Vanoise ou à l'Arpont, il faudra rentrer par vos propres moyens, pareil si vous vous mangez une barrière horaire !"

Je regardai autour de moi, la majorité des personnes présentes étaient des types ayant trente-cinq ans de moyenne d'âge, taillés comme de triathlètes. Les quelques filles participant à ce 73km étaient du même acabit. J'avais envie de m'excuser et de m'éclipser discrètement. Mais non, Mickaël m'appelle coach et les filles m'ont toujours fait confiance en ce qui concerne l'entraînement. Mon rôle jusqu'ici n'a pas été de les améliorer mais de les pousser à croire en elles afin qu'elles prennent conscience de leurs possibilités. Ce n'était pas le moment d'exprimer des doutes.

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Dimanche quatre heures trente du matin, le directeur de course en rajoute une couche comme qui dirait :"Mettez trois épaisseurs, il est tombé de la neige ce week-end, attention, c'est trempé là-haut et ça glisse, j'espère que vous y verrez quelque chose car on nous annonce du brouillard, bonne chance pour ceux qui iront jusqu'au bout !"

Merci pour la pression ! Nous partons avec huit minutes de retard. Nous sommes environ six cents dont les neuf dixièmes sont comme nous pourvus de bâtons. La première barrière horaire se situe à 6h30 après 7700m de course et 1095m de dénivelé positif. Je pousse sur mes bâtons, adoptant un rythme de marche rapide, essayant de me maintenir à un bon quatre à l'heure. La montée aux Fontanettes fait mal ainsi que celle vers les Barmettes. La brume nocturne combinée à la chaleur de mon corps créent une buée qui couvre vite mes lunettes. Ne pouvant prendre le risque de courir en aveugle, je les fixe à mon équipement en attendant que la buée s'évacue. Arrivé aux Barmettes, mes lunettes ont disparu. Il faudra faire avec. Je peux encore lire l'heure sur ma montre, c'est toujours ça.

La pente jusqu'au Lac des Vaches est plus douce mais très caillouteuse. Souffrant d'hallux valgus aux deux pieds, je commence à ressentir des brûlures à chaque fois que l'articulation de mes gros orteils entre en contact avec une pierre. C'est le genre de douleur que l'on ressent quand au réveil on heurte malencontreusement un pied de lit alors qu'on cherche ses chaussons... Aussi douloureux que cela puisse être, ce sera la seule vraie douleur qui me gênera tout au long de ma course, mes bâtons m’évitant certainement les  douleurs aux cuisses et aux genoux.

Le Lac des Vaches est un passage mythique de ce trail, on le traverse par le milieu sur un chemin fait de pavés de schiste. Le paysage dominé par la Grande Casse qui culmine à plus de 3800m y est majestueux... quand le temps est dégagé. Malheureusement, tout est pris dans la brume et nous progressons le nez dans le guidon. C'est dans la dernière montée avant le Col de la Vanoise que je fais ma première chute, face contre terre, le plexus en contact avec une aspérité rocheuse. J'ai le souffle coupé mais pas de dégâts.

Photo prise deux jours après la course

Allez, encore un effort, j'arrive au premier ravitaillement après 1h45 de marche forcée, il y a encore du monde derrière. Je m'arrête moins de cinq minutes mais plus longtemps que mes trois camarades que je ne reverrai plus. Ils ont entre 39 et 45 ans, s'ils ont moins d'expérience que moi, ils ont une meilleure récupération et surtout un mental à toute épreuve. Moi aussi j'ai eu 45 ans, moi aussi j'ai aligné mon coach de presque vingt minutes lors de mon premier marathon. C'est l'ordre naturel des choses.

J'ai trois heures pour rejoindre le refuge de l'Arpont, la première partie de cette étape est plutôt facile et d'ailleurs, le dénivelé durant ces 15km n'est que d'environ 400m. Le soleil apparaît fugitivement derrière un sommet, je fais mon unique cliché de la course à ce moment-là :



Nous quittons ensuite ce plateau humide et brumeux pour nous rapprocher des glaciers et finalement progresser dans des chaos de moraines schisteuses. Le temps est froid et l'atmosphère sombre, chaque plaque de roche est une mini patinoire, il faut deviner sa route parmi les rochers tout en regardant où l'on met les pieds. Deux chutes sur le dos plus tard, j'arrive au refuge de l'Arpont au 21ème km. J'ai parcouru le tronçon le plus facile de tout le trail. Le refuge est pris dans un épais brouillard, on ne voit strictement rien du paysage. Je me restaure et demande aux bénévoles où on en est en ce qui concerne la barrière horaire, ils m'indiquent qu'ils n'ont pas d'ordre à ce propos. Bizarre...

Le prochain refuge est au 36ème km mais lors de ces quinze nouveaux kilomètres, j'ai à monter environ 1000m et à descendre le même dénivelé. Les quatre heures maximum accordées par l'organisation ne sont pas de trop, ça monte et ça descend sévèrement, le terrain est de plus en plus difficile sans parties propres à la récupération. Je progresse souvent seul dans une purée de pois quasiment londonienne. De temps à autre, j'aperçois des spectres errants de coureurs mais aussi des randonneurs couverts de grandes bâches imperméables qui surgissent dans cette quasi-nuit tels des dieux psychopompes prêts à faire passer les âmes de ceux qui s'égarent en ces lieux.

Je doute beaucoup durant cette partie fantomatique de la course. Mon rythme est certes régulier mais plutôt lent. Tour à tour, je me vois éliminé pour cause de dépassement de barrière horaire en plein milieu de la course ou au contraire arrivant enfin à Pralognan, brandissant mes précieux bâtons en signe de victoire.

Il m'arrive cependant d'avoir de brefs échanges avec d'autres coureurs mais globalement, je cours seul ce qui n'est pas vraiment une bonne chose pour un esprit grégaire comme moi. Je n'ai jamais beaucoup aimé ma compagnie, ce qui m'a toujours poussé à aller vers les autres par peur de l'introspection. 

Un rayon de soleil, j'arrive au refuge du Plan Sec avec environ 40 min d'avance sur la barrière. Je suis rasséréné, je m'octroie une bonne dizaine de minutes d'arrêt ravitaillement, m'enfilant deux verres de soupe coup sur coup et mangeant ce que je trouve sur la table. Je repars plutôt en forme dans une longue descente qui est suivie par une sévère montée effectuée pour une fois en plein soleil. A mes pieds, un grand lac de retenue aux eaux bleu-vert, devant moi la glorieuse nature alpine. J'aurai droit à presque deux heures de soleil après avoir ressenti le froid, l'humidité, le vent ou respiré l'épaisse brume qui colle aux poumons et obscurcit les esprits. 

Je me dirige vers le refuge de l'Orgères. J'ai deux heures trente minutes pour effectuer quatorze kilomètres pour seulement 700m de montée mais aussi plus de 900m de descente parmi les cailloux et les rochers. Quatrième chute sans gravité pour l'organisme mais non sans conséquence pour le mental. Je sais que de nouvelles chutes favorisées par le manque de vigilance dû à la fatigue pourraient m'être très préjudiciables, je deviens prudent et cela me ralentit.

A proximité de l'Orgères où se situe la dernière barrière horaire (50 km pour 11h de course), je suis rejoint par un coureur de mon âge qui reconnaît en moi un collègue V3. Nous descendons une forêt en rencontrant des promeneurs qui nous induisent en erreur, nous faisant croire que le refuge est proche. Je regarde ma montre, nous ne sommes plus qu'à un quart d'heure de la barrière horaire, mon avance d'une demi-heure a fondu comme neige au soleil et je ne vois rien arriver. Mon compagnon regarde son GPS et me dit qu'il reste deux km. "Ça peut le faire lui dis-je s'il n'y a plus de montée..." Une jeune femme nous passe à toute allure comme si le Diable la poursuivait. A peine a-t-elle disparu que nous abordons un véritable mur que nous grimpons à la glorieuse allure de 2 km/h. "C'est cuit, dis-je à mon compagnon."

Nouvelle descente puis brutale remontée vers le refuge, les deux V3 sont accueillis par un bénévole souriant qui leur annonce que leur course est finie. Presque un quart d'heure de retard malgré la demi-heure d'avance au Plan Sec. 

Rétif aux règles comme bien des gens de ma génération, mon camarade d'infortune me dit qu'il a envie de poursuivre la course malgré sa mise hors classement. Je n'ai pas mal aux jambes, seuls mes pieds me font souffrir. J'ai assez de caisse pour parcourir les 23 derniers kilomètres. J'ai cumulé 3000m de montée et plus de 2500m de descente. Le plus dur reste à faire avec le col de Chavières mais cela reste à la portée de mon corps.

De mon corps, pas de mon esprit. La brume du fatalisme a pénétré mes pensées. Je m'assois sur un banc. La jeune femme qui m'avait passé à toute allure un peu plus tôt vient me trouver. "Je me suis fait recaler pour un peu plus de cinq minutes, m'annonce-t-elle, c'est la deuxième fois que je me fais arrêter à Orgères."

Je la regarde, elle a l'âge de ma fille, elle est jolie et reste souriante car elle sait qu'un jour elle y arrivera. Ce ne sera pas mon cas. Les sables du temps filent entre mes doigts.

La sévérité des barrières horaires ou l'épuisement ont stoppé près d'un quart des coureurs. Je me réfugie dans le car qui est plein mais passablement silencieux. Le voyage de retour dure plus de deux heures, mes jambes me font finalement mal à cause de la chaleur régnant dans le car et de la position assise. Je retrouve mon instinct grégaire et engage la discussion avec un jeune Montmartrois de trente-six ans qui se dit débutant en course à pied comme moi à son âge. Nous discutons entraînement et je lui prodigue des conseils qui semblent l'intéresser. J'ai toujours aimé échanger et partager. Sauf avec moi-même.

De retour à Pralognan, je retrouve ma chère femme qui m'annonce que Sandrine a bouclé les 73km en 14 heures, ce qui la situe à la 19ème place féminine. Je considère cela comme un exploit personnel, voilà qui devrait lui donner confiance en elle. Au sortir de la douche, je vois passer Katia qui termine une heure et demie après Sandrine, à la limite de ses possibilités physiques et surtout respiratoires mais menée cependant par son mental en acier. Un quart d'heure plus tard, malgré de nombreuses chutes, Mickaël termine en presque seize heures de course mû, m'a-t-il dit, par le souvenir de son père qu'il admirait et chérissait ; de cette manière, il n'a jamais couru seul et je trouve ça beau...

Le repas du soir est chiche, les organismes ont été secoués et l'appétit se fait attendre. J'ai presque honte de manger quasi normalement. En tant que coureur, je ne suis pas très fier mais en tant que coach, je suis admiratif envers ces trois-là. Je n'ai pas transmis pour rien.

Le lendemain matin, Katia et Sandrine se préparent à partir. Mon épouse et moi restons encore une semaine. Nous croisons une dame d'un certain âge quoique très sportive avec laquelle nous avons déjà échangé. Elle demande des nouvelles de la course, Josette lui énumère les exploits de mes jeunes camarades car il s'agit bien d'exploits si l'on considère l’extrême difficulté de certains passages et la grande sévérité des barrières horaires.

"Et le père, qu'est-ce qu'il a fait ? dit la dame en me regardant."

Me voilà papa de deux belles blondes de 39 et 45 ans... Si j'avais encore quelques illusions, je n'en ai plus ; je dois vraiment faire mon âge.

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Trois jours après la course :
Le Lac Blanc, à proximité du Refuge de Péclet-Polset* (2500m)



*Dernier ravitaillement à 11km de l'arrivée


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